Histoire

de l’atelier de L’Arche

Une maison-magasin

Qui passe aujourd’hui devant le 26-28 (autrefois le 22), rue Notre-Dame Est, à Montréal, ne manque pas d’être attiré par une plaque commémorative, apposée sur un des deux pilastres de la façade, expliquant que cette maison a abrité, à partir de 1904 et pour une durée de vingt-cinq ans, un atelier d’artistes dont le rôle dans la vie culturelle de l’époque se révèle d’une grande importance. Groupes et individus ont fait de ce lieu appelé L’Arche un point de ralliement, un cénacle multidisciplinaire, creuset d’une culture en devenir.

Situé à une maison près de l’angle de la rue Saint-Jean-Baptiste, l’immeuble en question date des années 1840 et possède quatre étages (en comptant le rez-de-chaussée pour un étage). C’était ce qu’on appelait une maison-magasin, le rez-de-chaussée étant réservé à un ou deux commerces, et parfois aussi les étages, lesquels pouvaient également servir de lieu d’habitation – incluant le grenier, lequel deviendra L’Arche.

Au centre, L’Arche sous son toit avec ses deux lucarnes (Album de rues E.-Z. Massicotte, BAnQ).

Plusieurs transformations ont été apportées à l’immeuble dont la plus importante survint à la fin des années 1920, lorsque les lucarnes du grenier et la corniche qui bordait le toit en pente furent remplacées par un parapet en béton, le lieu devant probablement servir d’entrepôt ou de bureau au nouveau propriétaire, la librairie Beauchemin. Au fil des décennies, les vitrines et les entrées de l’édifice ont été modifiées. À droite, la porte cochère qui menait à la cour arrière où se trouvait la cage des escaliers conduisant aux étages a été supprimée. La façade de pierre lisse est restée à peu près telle qu’elle était, sauf que les fenêtres à carreaux et à double battant ont été remplacées par des fenêtres à guillotine.

Un phalanstère d’artistes

Émile Vézina, Portrait de Joseph Tison, huile sur toile, dimensions inconnues (coll. part.)

En 1900, l’« artiste graveur » Joseph Tison (1872-1959) succède à son frère Charles auprès de qui il était entré en apprentissage en 1887. Charles Tison (1856-1949) exerce sa profession depuis 1886, alors qu’il tient enseigne au 1601 de la rue Notre-Dame, à proximité du Palais de justice. En 1893, il s’installe au rez-de-chaussée de notre immeuble de la rue Notre-Dame, qui porte alors le numéro 1630. Graveur de sceaux officiels, de cartes d’affaires, de plaques de cuivre pour les juges, les avocats, les notaires, les médecins et autres professions libérales, ainsi que pour les communautés religieuses de Montréal, sa finesse d’exécution était telle qu’il pouvait graver, dit-on, un texte parfaitement lisible sur une pièce grande comme un dix sous. Il tiendra boutique dans l’immeuble de L’Arche jusqu’à son déménagement en 1917, au 12 de la rue Notre-Dame Ouest, alors que la division de Montréal par le boulevard Saint-Laurent est opérée depuis 1905, distribuant les numéros civiques vers l’est et vers l’ouest à partir de cet axe central. Le 1630 est devenu alors le 22 Est. Amateur d’art, Tison constituera une collection de tableaux qui sera dispersée après sa mort. Lorsque Joseph succède à son frère, il conserve la raison sociale Charles Tison Enregistrée.

En 1897, Louis-Adolphe Morissette (1873-1938) vient occuper le deuxième étage de ce qui est alors le 1630, rue Notre-Dame. Morissette n’a que vingt-quatre ans et exerce le métier de graveur depuis quatre ans. Dès 1893 il professait au 1598 de la même rue, avec pour vis-à-vis Charles Tison. 

Raison sociale et vignette de Louis-Adolphe Morissette (coll. part.)

Dessinateur, sculpteur, aquarelliste, pastelliste, photographe et surtout imprimeur, il se spécialisera dans l’édition d’ouvrages d’art, notamment pour le clergé et les institutions religieuses, mais aussi pour des particuliers comme Émile Vézina pour son album L’Éclat de rire  en 1913 et la revue Le Nigog en 1918. Il imprimera en 1920 et en 1922 Les Atmosphères et Poëmes de Jean-Aubert Loranger.

Louis-Adolphe Morissette, Autoportrait, 1900, huile sur carton, 41 x 31 cm (coll. part.)

llustrateur pour le commerce et la publicité, son entreprise prend en 1908 le nom de La Publication Artistique. En 1915, il quitte la rue Notre-Dame pour la rue Craig, un peu plus au nord.

Albert Ferland, autoportrait photographique, 1908 (fonds Albert Ferland, BAnQ)

En-tête de lettre d’Albert Ferland, 1903 (fonds Albert Ferland, BAnQ)

Edmond-Joseph Massicotte dans son atelier de la rue Notre-Dame, vers 1910 (coll. Jean-François Pothier, photo Musée national des beaux-arts du Québec [MNBAQ]).

En 1901, c’est au tour du poète et dessinateur Albert Ferland (1872-1943) d’emménager dans cette maison dont il occupe les trois fenêtres de gauche du troisième étage. Membre fondateur de l’École littéraire de Montréal en 1895, Ferland a déjà publié Mélodies poétiques (1893) et Femmes rêvées (1899). Ce dernier recueil contient des illustrations de Georges Delfosse (1869-1939), gravées par Louis-Adolphe Morissette, graveur attitré de Delfosse pour la reproduction de ses tableaux en cartes postales. Pour certains travaux photographiques tels que mosaïques ou figures de personnages historiques qu’il vend à la pièce, Ferland travaille lui aussi avec Morissette. En 1909-1910, il publie les quatre fascicules de son poème Le Canada chanté, illustré de ses propres dessins et photographies. Son atelier comprend aussi le bureau de la Librairie Nationale qu’il gère avec son ami Casimir Hébert. Ferland quittera la rue Notre-Dame en 1914, quelque temps après que ses talents de dessinateur lui aient valu un emploi au Bureau de Poste de Montréal.

Edmond-Joseph Massicotte, carte professionnelle (archives privées)

En 1903, tout à côté d’Albert Ferland vient s’installer le dessinateur Edmond-Joseph Massicotte (1875-1929) qui occupera les deux fenêtres de droite. La réputation de Massicotte est alors solidement établie. Dès l’âge de dix-sept ans, il avait fourni des dessins au Monde illustré. C’est l’époque où il fait de nombreuses excursions du côté de l’Art Nouveau – qu’il n’abandonnera jamais complètement. Abondante et variée, son œuvre illustre des contes, des romans, des poèmes, des faits d’actualité, des partitions musicales, des livres de botanique, etc. Dans Les Anciens Canadiens, qui feront sa gloire, il fixera avec un extrême souci du détail les mœurs campagnardes. Voisin de palier du poète Ferland, il fera un croquis de celui-ci dans son atelier et Ferland réalisera un autoportrait photographique des deux artistes ensemble. L’année suivant son mariage en 1914, Massicotte déménage rue Saint-Hubert.

Voici donc notre maison d’artistes qui affiche presque complet… Il ne manque plus qu’ Émile Vézina, qui emménagera au grenier de l’immeuble en 1904.

Bibliographie 

Écrits par des membres du CRALA

  • COLLECTIF, Le Piscatoritule, bulletin de liaison du CRALA, numéros 1 à 70, juin 2000-octobre 2022.
  • DOSTIE, Gaëtan, et PAQUIN, Jean-Guy, Albert Ferland, 1872-1943 : du pays de Canard Blanc Wâbininicib au Plateau Mont-Royal, Montpellier (Québec), Écrits des Hautes-Terres, 2003.
  • DUGUAY, RodolpheJournal, 1907-1927. Texte intégral, présenté et annoté par Jean-Guy DAGENAIS, avec la collaboration de Claire Duguay et Richard Foisy, Montréal, Les Éditions Varia, 2002.
  • FOISY, Richard, « Portrait d’une vie », biographie dans Michèle Grandbois (dir.), Marc-Aurèle Fortin : l’expérience de la couleur, Québec, Musée national des beaux-arts du Québec, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2011.
  • FOISY, Richard, Maurice Le Bel, graveur et peintre : du terroir à l’abstraction, Montréal, Fides, 2013.
  • KAREL, David, Edmond-Joseph Massicotte, illustrateur, Québec, Musée national des beaux-arts du Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005.
  • LACROIX, Laurier (dir.), Peindre à Montréal 1915-1930 : les peintres de la Montée Saint-Michel et leurs contemporains, Montréal, Galerie de  l’UQAM, Musée du Québec, 1996.
  • LACROIX, Laurier, « À propos de Jean Chauvin (1895-1958) et de son livre Ateliers (1928) », article dans Les Cahiers des Dix, no 68, 2014, p. 119-151.
  • LACROIX, Laurier, « 1918. Nigog rompu ou vif roseau », chapitre dans Marie-Josée DesRivières et Denis Saint-Jacques (dir.),  De la Belle Époque à la Crise. Chroniques de la vie culturelle à Montréal, Québec, Nota Bene, 2015, p. 181-193.
  • LACROIX, Laurier, « Baptiste Ladébauche alias Albéric Bourgeois », chapitre dans Micheline Cambron et Dominic Hardy (dir.), Quand la caricature sort du journal. Baptiste Ladébauche 1878-1957, Montréal, Fides, 2015, p. 133-148.
  • LACROIX, Laurier, « À l’origine des ouvrages de critiques d’art (1900-1940) : entre biographie et opinion », Atlas littéraire du Québec, Pierre Hébert, Bernard Andrès et Alex Gagnon (dir.), Montréal, Fides, 2020, p. 431-433.
  • LACROIX, Laurier, « Ateliers à louer, le “phalanstère” d’Alfred Laliberté », article dans Les Cahiers des Dix, no 75, 2021, p. 121-148.
  • LALIBERTÉ, Alfred, Pensées et réflexions. Texte présenté par Odette Legendre, Québec, Septentrion, 2008.
  • LEFEBVRE, Marie-Thérèse, Rodolphe Mathieu : l’émergence du statut professionnel de compositeur au Québec, 1890-1962, Québec, Septentrion, 2009.

Autres publications pertinentes

  • BOIVIN, Arélien et David KAREL (dir.), À la rencontre des régionalismes artistiques et littéraires : le contexte québécois, 1830-1960,  Québec, Presses de l’Université Laval, 2014.
  • CARON, Claudine, Léo-Pol Morin en concert, Montréal, Leméac. 2013
  • DANAUX, Stéphanie, L’Iconographie d’une littérature : évolution et singularités du livre illustré francophone au Québec, 1840-1940, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013.
  • DES ROCHERS, Jaques et Brian FOSS (dir.), Une modernité des années 1920 à Montréal : le Groupe de Beaver Hall, Montréal,  Musée des beaux-arts de Montréal, London (UK), Black Dog Publishing, 2015. 
  • HÉBERT, Karine, Impatient d’être soi-même : les étudiants montréalais, 1895-1960, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2008.
  • L’ALLIER, Pierre avec la collaboration d’Esther TRÉPANIER, Adrien Hébert, Musée du Québec, 1993.
  • SAINT-JACQUES, Denis, et LEMIRE, Maurice (dir.), La Vie littéraire au Québec, V, 1895-1918, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005.
  • SAINT-JACQUES, Denis, et ROBERT, Lucie (dir.), La Vie littéraire au Québec, VI, 1919-1933, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2011.
  • TRÉPANIER, Esther, Peinture et modernité, 1919-1939, Montréal, Nota Bene, 1998.
  • TRÉPANIER, Esther, « La réception critique de Marc-Aurèle Fortin » dans Michèle Grandbois (dir.), Marc-Aurèle Fortin : l’expérience de la couleur, Québec, Musée national des beaux-arts du Québec, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2011.

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